La santé mentale : une alliée de choix pour accompagner l’implémentation de l’IA dans nos organisations du travail.

IA & santé mentale

 

Il ne fait plus de doute que l’Intelligence Artificielle va prendre une place grandissante dans nos organisations du travail. 

La question n’est plus de savoir quelle place, nous l’imaginons conséquente, mais quand est-ce qu’elle va le faire ! il est donc temps, peut-être urgence, de se poser la question des garde-fous que nous pouvons mettre en place pour accompagner cette arrivée attendue afin que nous puissions à la fois répondre à la promesse technologique qui s’annonce et à la préservation du capital humain qui entrevoit cette étape autant comme une amélioration des conditions de travail que comme une menace sur l’employabilité. 

Et si la santé mentale pouvait représenter cette alliée de choix dans l’installation de l’IA dans nos organisations ?

Qu’est-ce que la santé mentale ?

La première idée qui doit prévaloir en matière de santé mentale consiste à poser que nous sommes propriétaires d’une vie intérieure qui commande en partie nos comportements, pensées ou attitudes du quotidien. Ce qui est un acquis depuis l’invention de l’inconscient par Freud au début du 20ième siècle ne semble toutefois pas une réalité pour toutes et tous. 

En effet, la santé mentale demeure toujours peu ou pas considérée si l’on se réfère au poids qu’elle recouvre dans l’économie générale de la santé. Les troubles psychiques représentent en effet un coût global pour notre société de 163 milliards d’euros annuel et constituent le premier poste de dépenses de l’Assurance maladie (25 milliards d’euros –   Données UNAFAM, 2024) . Pour autant, la société de façon générale et la société du travail en particulier n’ont toujours pas fait de ce sujet une priorité et nombre de citoyens et de salariés continuent d’associer trouble de santé mentale et faiblesse ou incapacité.

La seconde dimension, plus philosophique, nous permet de constater que la conception de la santé mentale se décline selon deux principes qui auront, chacun, leur effet sur la manière de concevoir l’IA, nous le verrons plus loin. Pour rester simple, considérons qu’un premier modèle nous amène à penser que chaque individu est la résultante d’une forme de mode d’emploi a priori qui détermine ce qu’il est. Dans cette approche, dite essentialiste, pas de place à la conjoncture et à l’aléa, tout est traçable et dicté par une suite de causes qui produisent des effets attendus. A l’opposé, une autre approche considère que ce que nous sommes n’advient que tardivement comme la résultante de toutes les interactions positives ou négatives que la vie nous a permises. Cette vision dite existentialiste, défendue par J-P. Sartre notamment, fait une part belle à la subjectivité et l’unicité de nos trajectoires de vie. Dans cette complexité existentielle, pas de recette a priori mais un écheveau d’actions, de ressentis et de décisions qui contribuent à faire de nous ce que nous sommes. Vous pouvez imaginer dès lors qu’il est difficile de prédire ou de reproduire un comportement selon cette approche.

Une troisième idée serait que la santé mentale est devenue avec le temps un besoin nécessaire à l’équilibre de vie, ce qui serait conforme à la définition donnée par l’OMS : « La santé mentale est un état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive, et d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté ». Ce besoin de santé mentale s’inscrit, dans une période post-covid, en creux des besoins de conciliation des vies privée et professionnelle qui sont plus faciles à exprimer sans s’aventurer dans le registre plus intime de la psychologie. Toutefois, considérons avec intérêt l’étude menée par Randstad auprès de 27 000 travailleurs de 35 pays du monde entier, la 22ème édition de l’étude Workmonitor . Selon cette enquête, « les travailleurs français placent l’équilibre entre leur vie professionnelle et leur vie personnelle (84%) ainsi que le soutien à la santé mentale (81%) au premier plan de leurs priorités, devant la rémunération (80%). » Cela montre donc la nécessité de laisser une place visible à la santé mentale, mais aussi de l’évaluer de façon décomplexée sans la dissimuler derrière des indicateurs plus acceptables socialement comme l’engagement ou la QVT.

Enfin, considérons une dernière dimension qui fait de la santé mentale un marqueur de la culture. Elle apparaît à ce titre, comme une notion instable puisqu’elle est adossée au mur de la culture d’appartenance. Selon cette logique, vous l’aurez compris, chaque société a la santé mentale qu’elle mérite. La nôtre, à ce titre, n’est pas exempte de quelques remarques ou reproches. Il faut donc entendre nos troubles psychiques comme des affections électives de nos sociétés. Cela revient à dire que les pathologies mentales sont en quelque sorte un langage pour formuler les tensions morales de notre société. Ce qui se passe au niveau d’une culture ou d’une organisation donnée va laisser une empreinte humaine, mesurable au travers des données de santé mentale. Cette dernière révèle donc des informations précieuses pour évaluer à la fois l’état d’un corps social mais aussi la robustesse des organisations et des décisions stratégiques qui l’orientent.

Ce que l’on sait déjà des précédentes transformations et de leur lien avec la santé mentale

Considérons la dernière dimension de la santé mentale, comme marqueur de notre culture et relisons rapidement l’histoire récente. Nous savons documenter les liens entre des transformations majeures et la survenue de troubles de santé mentale aujourd’hui bien intégrés à la nomenclature psychopathologique ou psychosociale :

L’arrivée d’internet et plus globalement des Nouvelles Technologies de l’Information ont constitué pour chaque individu au travail une sorte de prothèse, un prolongement de notre sphère cognitive dans laquelle se stockait dans un étourdissant rhizome des connaissances quasi infinies et disponibles de plus en plus rapidement. Cette révolution technologique a apporté une facilité dans le stockage, la diffusion et l’accès à l’information et à la connaissance mais a aussi accentué / généré les pathologies de charge mentale et de la surcharge informationnelle. Le temps s’est accéléré aussi rapidement que les débits d’informations dans les canaux dédiés tandis que les moments de respiration devenaient une menace pour la performance.

Les récents confinements et le recours subséquent au télétravail massif ont concrétisé ce que d’aucun considéraient jusque-là impossible : un ralentissement forcé à l’échelle du monde. Cette période a représenté une béquille pour soutenir l’accélération sans fin favorisée par l’accélération des sciences du digital. La problématique du télétravail n’est donc pas tant le fait qu’il repense l’espace mais qu’il permet, ou pas, une meilleure conciliation des vies et un aménagement des temps vers une plus grande maîtrise et latitude d’action.

Et désormais l’Intelligence Artificielle : et c’est l’image de l’Homme Augmenté qui fait jour avec une nouvelle ère dans la transformation de notre société et du travail plus particulièrement. Nous pouvons là encore anticiper une empreinte humaine qui sera plus importante que les précédentes puisque l’impact ne sera pas sur des éléments extérieurs (de nouveaux outils, une nouvelle organisation du temps, …) mais bien à l’intérieur des individus. Nous aurons à faire face à de potentielles pathologies de la responsabilité et de l’individuation. La question qui va se poser sera la suivante, à n’en pas douter : « Comment dans une société qui fait de l’individualisme (pas de l’égoïsme) un objectif et une valeur, vais-je devenir acteur d’un travail qui ne dépend plus vraiment de mes seules capacités / compétences ? »

IA et santé mentale

Les Risques principaux liés à l’arrivée de l’IA dans les organisations du travail ?

La complexification du travail s’annonce avec l’arrivée d’une Intelligence Artificielle qui va mobiliser de nouvelles compétences chez de nombreux opérateurs du travail. La disparition attendue des taches automatisables, souvent le plus simples, laissera au salarié les tâches les plus complexes ou dites à haute valeur ajoutée. Mais cet avenir est-il souhaitable ? sera-t-il neutre pour notre santé mentale ?

La complexification du travail aura un impact sur la sécurité psychologique des salariés. Il faut entendre que nous ne sommes pas capables sur un temps moyen à long de faire face à des tâches trop sollicitantes. A l’image du sportif qui doit se reposer au milieu d’un match, nous avons aussi besoin d’alterner actions à faible et à fort impact sur la sphère cognitive. Sans cela, notre cerveau est en permanence en train de chercher à s’adapter pour nous laisser en alerte face à la complexité. C’est ce qui demande une forte dépense d’énergie psychique et engendre un état de stress prolongé. Il y a donc urgence à penser nos organisations futures avec cette grille de lecture au risque d’épuiser le corps social et de freiner les gains de productivité attendus avec l’arrivée de l’IA.

Le risque d’hyperconnexion résonne comme une évidence. Il est déjà présent et sera accéléré avec l’arrivée de l’IA. Nous allons passer plus de temps encore sur le digital, même quand l’IA nous fait gagner du temps, sans oublier le côté addictif que l’on peut entrevoir, déjà, dans la place que l’IA va occuper au quotidien.
Nous avons déjà une base de données assez bien consolidée sur ce risque d’hyperconnexion dont l’empreinte humaine prend forme autour du stress et plus précisément du Technostress . Cette notion est attribuée à Brod (1984) qui l’a défini comme une maladie moderne causée par l’incapacité de faire face aux nouvelles technologies informatiques d’une manière saine. Selon l’auteur, cette maladie peut se manifester par la lutte (struggle) pour accepter la technologie informatique et la sur-identification avec la technologie informatique. Cela peut entraîner des maux de tête ou une résistance à l’apprentissage à utiliser l’ordinateur.

La référence la plus intéressante pour cerner la problématique du technostress est issue des travail de M. Tarafdar (2010). L’auteure identifie 5 dimensions de ce trouble :

  • le sentiment de saturation et de dépassement lié à la surcharge d’information, être constamment interrompu par les mails et les notifications (la techno-surcharge)
  • l’obligation d’être quasiment toujours connecté et joignable; une frontière floue entre vie professionnelle et vie personnelle (la techno-invasion)
  • la confusion due à des interfaces complexes et les difficultés à adopter de nouveaux outils, cause d’isolement numérique (la techno-complexité).
  • la crainte de perdre son emploi ou d’être remplacé par l’Intelligence Artificielle en cas d’incapacité à maîtriser les compétences numériques (la techno-insécurité)
  • l’incertitude faces aux changements constants des outils technologiques : les connaissances acquises sont constamment obsolètes (la techno-incertitude)

Aujourd’hui, nous pouvons également trouver des contributions qui prennent le masque de troubles plus communs et entendus dans le monde du travail comme le syndrome d’épuisement technologique (SET) qui est défini comme « la conséquence visible de la pression technologique, ainsi que de la présence de plus en plus marquée des technologies chez les salariés en situation de travail » ; ou alors les risques techno-sociaux que Oliveri & Pélissier, (2019, p.91) définissent comme : « l’ensemble des troubles physiques et psychologiques encourus par un collaborateur, dès lors que ce dernier évolue dans une situation de travail où les technologies de l’information et de la communication (TIC) occupent une place centrale dans la réalisation de ses missions »

Quelles opportunités de l’IA pour la prise en compte de la santé mentale en milieu organisationnel ?

L’un des débats ouvert par Pierre MONCLOS est celui du gain de productivité attendu par l’intégration progressive de l’IA au cœur des organisations du travail. Il s’agit d’un objectif clé qui saura présider aux décisions des comités de direction de moyennes et grandes entreprises. L’efficience s’impose dans des marchés du travail qui se restructurent, non sans nous poser la question de cette délicate équation qui reviendrait à faire autant ou plus avec des moyens revus à la baisse. Mais là est une question politique qui précède la question de la santé mentale, laquelle en recevra les effets sonnants et trébuchants, nous l’avons vu !

Détecter mieux et plus vite !

Mais regardons d’abord le potentiel de cette nouvelle technologie au service de la santé mentale. Rappelons-nous l’approche dite essentialiste de la santé mentale qui part du principe qu’il serait possible de déterminer les comportements des individus, et donc leurs troubles, grâce à une sorte de recette ou de mode d’emploi. Dans ces cas-là, il suffit d’apprendre le mode d’emploi, de naturaliser les signes faibles et forts qui jalonnent la trajectoire pour améliorer la détection. Il est une évidence que l’IA sait déjà réaliser ce genre de tâche, dite de diagnostic, et qu’elle est utilisée en Psychiatrie pour détecter des maladies psychiques.

Dans le monde du travail, nous pourrons entraîner une IA à exploiter toutes les données chiffrées issues des SIRH d’une part, ainsi que les verbatim produits par les salariés lors des rituels qui existent au sein de l’entreprise (Entretien d’évaluation, expressions dans des baromètres, reporting, rapports d’étonnement, comptes-rendus, …). L’IA saura ainsi lancer des alertes à partir de ce qu’elle aura identifié et ainsi aider les spécialistes des RH et de la santé au travail à agir le plus tôt et le plus précisément possible. Evidemment, l’IA ne remplacera jamais notre capacité à interpréter les signes, à écarter les faux-positifs, poser les bonnes questions, à nous confronter aux émotions. Mais elle nous permettra d’aller mieux et plus vite sur la phase de détection, n’en doutons guère.

Faciliter les feedback

Il y a une réalité à laquelle l’entreprise est confrontée de façon générale, et les managers plus particulièrement, c’est la pauvreté des feed back auxquels ils sont exposés. A la fois en quantité qu’en qualité ! cela s’explique en partie par le rythme du travail qui s’accélère et qui focalise la concentration sur la technique et les objectifs et peu ou pas sur la régulation des pratiques. A ce titre, chacun est amené à s’arranger de ce qu’il se passe dans son quotidien avec plus ou moins de bonheur.

L’IA conversationnelle est la digne héritière de l’Effet Eliza, principe selon lequel nous serions enclins à attribuer empathie et intelligence à un objet issu de la technologie, fut-ce une cafetière ! Evidemment entre les années 1980 qui ont accueilli cet effet et aujourd’hui, le chemin est long et a vu naître des chats bots performants qui « imitent » de façon très honorable ce que peut être une conversation.

Ainsi, nous pourrions imaginer qu’une IA conversationnelle entraînée sur la culture, les processus, les pratiques managériales d’une entreprise serait une partenaire de choix pour interagir avec les managers / salariés sur certains sujets qu’ils ont habituellement à traiter de façon isolée. Les feed back ainsi générés pourraient nourrir les pratiques et les compétences dans le but d’améliorer le fonctionnement d’un individu et, plus largement, d’une organisation. Evidemment, l’IA conversationnelle doit être intégrée … faute de mieux aurais-je envie de dire. L’idéal serait de favoriser la régulation des pratiques professionnelles ou encore d’accepter la décélération pour que la parole circule !

Réintégrer la dimension éthique au cœur du travail

Une troisième opportunité est liée à une menace directe de l’intégration de l’IA. Cette dernière pourra sans doute faire beaucoup de choses, et davantage que ce que nous sommes prêts à admettre. Cela implique que nous ayons la capacité de fixer des limites claires au-delà desquelles nous jugeons son utilisation inopportune pour la performance sociale d’une entreprise. Cela signifie que l’IA pourrait être bénéfique pour le Chiffre d’Affaires mais préjudiciable à la santé mentale et à l’engagement des équipes. Est-ce une équation acceptable ? Cela veut dire que l’on pourrait déjà remplacer une partie des effectifs pour aller plus vite mais que nous mettons sur le marché nombre de salariés peu ou pas employables ? Est-ce une perspective souhaitable ?

Conclusion : vers plus d'éthique

La dimension de l’éthique devient alors fondamentale comme valeur cardinale avec laquelle penser les transformations et l’arrivée de l’IA de façon spécifique. Sise entre la morale (le bien et le mal) et la déontologie professionnelle (les règles et process internes), l’éthique est la manière dont nous nous arrangeons des contraintes prescrites par les deux premières. 

L’éthique est une position dynamique qui évolue au fur et à mesure des discussions. L’éthique valorise la qualité des questions que nous nous posons en amont de nos transformations davantage que les réponses que nous apportons, souvent pressés ou convaincus par avance. L’éthique est l’opportunité de discussions sur et au cœur du travail afin de maintenir une étoile polaire qui semble juste pour l’entreprise et son corps social. 

L’éthique deviendrait alors un principe insécable, ritualisé, stratégique, qui permettrait de contrôler au plus près l’arrivée de l’IA et des perturbations qu’elle va engendrer, nous n’en doutons guère. La prise en compte de la dimension éthique permettra de l’installer de façon plus évidente au cœur des organisations, dans une logique plus ordinaire qu’extraordinaire. Et c’est la société du travail dans son ensemble qui s’en trouvera transformée … pour le meilleur souhaitons-le.

 

Sources : Les références sur le Technostress sont tirées du travail de José Manuel Castillo Pimentel. Etude de la charge mentale et du stress engendrés par l’usage des technologies numériques en milieu professionnel. Psychologie. Université côte d’azur, 2022.

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