Le contexte exceptionnel de la crise sanitaire semble être un accélérateur des « facteurs » déjà en œuvre avant la Covid. Imprévisibilité, adaptations, modifications des frontières entre vies pro/perso,… sont autant de mots clefs inondant nos fils d’actualités.
Sur le versant négatif, les maux, eux aussi, sont connus : anxiété, insécurisation, isolement, dépression, pathologie de la surcharge… Quant aux aspects positifs, nous retrouvons également le sens du travail, du collectif, ou bien encore celui de l’autonomie.
Ces nuages de mots sont indubitablement annonciateurs du front de perturbations dans notre rapport au travail.
Mais depuis combien de temps les changements sont-ils des questions qui s’invitent au débat des organisations ? Ces mots ou maux n’ont-ils pas été anticipés par les comités de direction pour transformer l’entreprise et garantir son efficience et sa pérennité ? La conduite du changement ininterrompue a-t-elle bien été intégrée par le collectif ?
Changer l’individu suffit-il à changer l’organisation ?
La question de l’accompagnement au changement, des transitions s’inscrit dans une réflexion à deux niveaux :
- un accompagnement des transformations organisationnelles, portées par une ou des directions et débouchant sur une projection d’un idéal organisationnel pensé par les stratèges,
- une approche centrée sur l’individu et ses compétences psychosociales pour mieux accompagner les collectifs, et faciliter les coopérations.
Ces deux niveaux de questionnements ne s’opposent pas, ils se complètent. Néanmoins, les réponses apportées peuvent amener à perdre la cohérence du projet initial ou plus souvent encore à donner le sentiment que les demandes de participation sont plus des alibis que des contributions.
L’approche par la santé mentale au travail et la performance sociale amène à nous questionner sur les compétences psychosociales des organisations. C’est-à-dire, à comprendre en quoi la structuration des process, des instances et des outils favorisent l’engagement ou le désengagement des acteurs.
Cette réflexion, nous la retrouvons aussi dans les approches visant à l’émergence d’organisations apprenantes, libérées… mais elle ne reflète pas nécessairement les préoccupations des organisations avec lesquelles nous travaillons. En tout cas, pas sous cette approche managériale.
Dès lors, il s’agit, en tant que praticien et intervenant, de prendre l’organisation telle qu’elle est au moment où nous la rencontrons pour l’amener à réfléchir aux conséquences sur ses résultats économiques et sociaux d’une absence de réflexion stratégique sur la santé, le bien-être au travail.
Il est vrai que les formations de l’encadrement, sa sensibilisation aux pratiques d’écoute, d’analyse, de traitement des conflictualités…. sont des dispositifs qui permettent d’augmenter les compétences psychosociales des managers et donc de l’organisation. Mais l’organisation ne se réduit pas à la somme des individus qui la compose.
Les freins du fatalisme : la résistance au changement !
Les transformations ou les changements sont souvent évoqués par nos commanditaires comme des facteurs déclenchants de troubles, ou de désengagements exprimés par les salariés. Avec son corollaire de « résistance au changement », ou de « conservatisme des salariés »… invariables éléments de langages face à une transition ou un changement qui fragilise certains salariés et s’inscrit souvent dans une suite d’autres changements déjà oubliés.
« Nous avons dû changer nos façons de travailler (entendre de produire un service ou un produit) pour nous adapter au marché (lui-même changeant) »,
« Nous avons dû changer de mode d’organisation pour décloisonner certains services, pour rendre l’organisation plus agile et casser les silos… »,
« Nous avons changé de direction il y a 2 ans ainsi que le style du management ! »…
Derrière ces témoignages, il y a l’idée que le changement, souvent imposé, n’est qu’un passage. Qu’une fois ce changement passé, et les résistances au changement dépassées, un nouvel équilibre s’installera.
Or, la persistance de la question du changement dans le temps, et ce dans toutes les organisations, fait que la question évolue aujourd’hui en : « depuis quand n’avons-nous pas changé ? ».
Derrière cette question, il ne s’agit pas tant de savoir quand l’équilibre sera atteint que de savoir comment intégrer l’adaptation aux changements, à l’imprévu, aux transitions dans les processus de décision, d’information, ou bien encore de production.
Aussi, nous devons sortir du modèle de pensée managériale « gestionnaire » avec son adage : « Manager : c’est prévoir, organiser, ordonner », mais au contraire accepter la nécessité d’intégrer l’imprévu, le nouveau dans une approche systémique (homéostasique) du management des organisations. Le chemin se pense et évolue dans l’action.
Le modèle industriel où chacun est à sa place et qui permettrait aux salariés et agents de travailler en santé est une illusion qui persiste. Le nouveau modèle doit prendre en compte les inévitables imprécisions, les flous et les changements en offrant à ces mêmes salariés des leviers d’action leur permettant d’avoir le sentiment d’agir plus que de subir. Intégrer la santé mentale au travail comme un élément clé de cette nouvelle posture est un véritable enjeu d’organisation. Travailler sur ces questions sans penser leurs impacts sur le stratégique et/ou l’organisation, c’est souvent renforcer les paradoxes que cultivent nos entreprises. On voit ici ressugir toutes les questions du pouvoir d’agir, de la temporalité et du sens au travail.
Rendre l’entreprise agile autant que les individus :
3 exemples parmi d’autres
De l’importance d’un pilotage stratégique et d’une animation de la santé
Le changement n’est plus un événement ponctuel, mais une donnée quasi permanente des organisations invitées à s’adapter à des évolutions de contextes économique, sociétal, technologique et humain. La santé mentale et le bien-être au travail devenant, de fait, des indicateurs de cette capacité d’adaptation aux évolutions externes comme internes à l’organisation.
Dans une école supérieure qui venait de fusionner, le diagnostic sur la santé a permis de mettre en perspective tous les changements déjà vécus (et ceux à venir). Il a aussi été un moment clé pour prendre acte du marathon du changement dans lequel s’inscrivait l’organisation (comme tant d’autres). Dès lors, la question n’était plus tant de savoir quand l’organisation (re)trouverait une période de calme offrant un hypothétique retour à l’équilibre pour le personnel mais plutôt comment piloter les changements et la santé dans une même dynamique.
Nous avons proposé la création d’une instance dédiée à la Santé qui ne soit pas un observatoire mais une instance visible dans l’organigramme, avec des moyens, une influence auprès des décideurs. Nous nous sommes appuyés sur la culture de l’organisation où le cadre institutionnel était important.
L’objectif était donc d’institutionnaliser une approche de la santé qui n’arrivait pas à trouver sa place. Dans cette proposition, les décisions futures, les changements inévitables, ordinairement appréciés dans leur faisabilité sur les volets techniques et économiques, seraient aussi questionnés sur le volet humain.
Cette instance mettra plusieurs années à être visible. À l’instar d’une greffe, l’instance en question, bien que positionnée comme outil stratégique ayant des moyens et une certaine influence, est toujours dans un combat contre sa propre marginalisation. En effet, la création d’une instance nouvelle nécessite de nouveaux process qui peuvent être vécus comme une lourdeur supplémentaire. L’instance doit donc trouver les outils de sa légitimité au plus près du terrain.
C’est dans son fonctionnement et sa capacité à donner du sens qu’elle confère à l’organisation des compétences psychosociales. C’est donc aussi dans la réussite de l’implantation de cette nouvelle instance, au gré des mues que se joue, en partie, l’amélioration de la performance sociale.
Garder une cohérence malgré un turn-over permanent entre des élus et une Direction
Nous pouvons également prendre l’exemple de communes moyennes, où il n’est pas rare que les élections changent la donne organisationnelle. En effet dans ces structures, la séparation élus/équipes est peu marquée, il n’existe pas toujours une phase « d’acculturation » des élus au fonctionnement de l’administration. Aussi, les équipes de direction ne sont pas toujours outillées pour aider les élus à faire émerger, formaliser le projet ni à clarifier les fonctionnements des binômes élu/direction. Le bon fonctionnement repose donc la plupart du temps sur les personnalités (et leurs compétences techniques et relationnelles). Dans une de nos intervention, nous avons pu observer comment l’absence de coopération au niveau des directions avait un impact dans le fonctionnement de la collectivité et sur le ressenti et le bien-être des agents.
Sans travail au niveau du collectif des directeurs et directrices, autour des processus clés de coopération entre services, de postures collectives cohérentes, les changements de majorité entraînent immanquablement de potentiels dysfonctionnements qui abîment la légitimité et fragilisent les agents. Dans ce sens, la cohérence d’un plateau de direction dans son approche du changement est une compétence psychosociale à acquérir par l’organisation.
Garder une cohérence sur un territoire
Au travers de nos interventions, nous avons été amenés à travailler sur des changements permanents de direction dans des structures de soins en milieu rural. Dans cet Ephad qui enregistrait 5 changements de direction en 10 ans, le collectif d’encadrement n’était ni préparé ni accompagné à accueillir ces changements répétés de direction. Le rôle des conseils d’administration est crucial dans ce type de structure, car pérenne. Il doit limiter les périodes d’incertitude et d’incompréhension, montrer les éléments de cohérence et de force sur lesquelles les nouvelles directions devront s’appuyer pour penser leur projet. Enfin, il incarne une forme de stabilité pour les équipes d’encadrement. Le modèle de gouvernance est donc très important dans l’approche santé de ce type de structure.
Le travail sur la cohérence de l’encadrement n’a pu faire l’abstraction de cette donnée. Nous avons travaillé sur la capacité de l’encadrement (par ailleurs très engagé) à réfléchir sur les éléments de stabilité que pouvait générer leur coopération. La mise en place de réunions spécifiques dédiées, d’espace d’échange et de coopération autour de projets transversaux (y compris en lien avec les encadrants d’autres sites) visait, entre autres, à faire évoluer leur posture de responsable. Un travail, nécessaire avec un conseil d’administration n’a, hélas, pas pu se mettre en place.
Les instances de gouvernance (Conseil d’administration) et de management continuent à penser le changement en termes de rupture et de nouvel équilibre. Pour les salariés comme pour les territoires, ces ruptures et recherches de nouveaux équilibres sont contre productives. Ce dernier exemple permet de mesurer l’intérêt à penser l’accompagnement des transitions comme un élément de performance sociale et tenant compte des compétences psychosociales d’une organisation.