La psychologie est aussi fascinante qu’elle inspire méfiance et distance. Ses mots sont omniprésents dans la presse de vulgarisation comme pour montrer qu’ils sont accessibles en surface à quiconque se contenterait de parcourir ces pages en papier glacé. Toutefois, cette proximité contrainte cache une autre réalité, sans nul doute plus difficilement abordable, qui se ramasse derrière la notion de santé mentale ou de folie, et que nous tenons à bonne distance comme pour nous garder d’en devenir concernés.
En période de Covid-19, « une pandémie succède à une autre » avons-nous maintenant l’habitude de lire. Un collectif de spécialistes [Serge Hefez, Marie Rose Moro, Rachel Bocher, Marion Leboyer – tous psychiatres – et Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste] évoque l’idée dès le 3 décembre 2020 que « la troisième vague sera psychiatrique ». Les auteurs soulignent que nos capacités à gérer l’incertitude sont mises à mal dans la situation actuelle et précisent encore « qu’aujourd’hui, tout le monde peut basculer dans la maladie mentale, autrement dit la dépression avérée, l’anxiété généralisée ou l’addiction, qui nécessitent une prise en charge et des soins ».
La détresse psychologique comme nouvel objet d’études ?
Les études se succèdent pour démontrer la fragilité de la vie intérieure des Français en temps de crise, mettant en lumière le plus souvent la notion de détresse psychologique qui semble aujourd’hui traverser, voire subsumer toutes les notions classiques de la psychologie. Ainsi, des chercheurs de la Duke-NUS Medical School de Singapour rapportent qu’un adulte sur trois souffre de détresse psychologique liée à la Covid-19. Une information relayée par la revue scientifique PLOS One. Selon eux, la pandémie aurait aggravé le fardeau de la détresse psychologique, incluant l’anxiété, la dépression, le stress post-traumatique, et les troubles de l’insomnie.
Une autre étude (Gandré C., Coldefy M., Rochereau T. Les inégalités face au risque de détresse psychologique pendant le confinement Premiers résultats de l’enquête COCLICO du 3 au 14 avril 2020. Questions d’économie de la santé n°249 – Juin 2020) met en évidence la survenue d’une détresse psychologique qui est observée chez un tiers des répondants. Si le fait d’être exposé au virus en constitue un facteur de risque, les conditions et conséquences du confinement semblent jouer le rôle le plus marqué. Certains segments de la population particulièrement à risque ont été identifiés, notamment les femmes, les personnes vivant avec une maladie chronique, celles bénéficiant d’un faible soutien social, celles confinées dans des logements sur-occupés et celles dont la situation financière s’est dégradée.
Une troisième enfin réalisée par OpinionWay (datée de mars 2021) nous apprend que 63 % des salariés voient de plus en plus de leurs collègues dans des situations de détresse psychologique. Elle montre que 45 % des salariés français ressentent de la détresse psychologique en même temps que la dépression concernerait 36% d’entre eux.
Ces chiffres vous sont aujourd’hui familiers, à force de les parcourir quotidiennement, mais savez-vous quelle réalité ils recouvrent réellement ? Faites-vous clairement la différence entre tous ces signes évoqués allant de l’anxiété à la dépression en passant par la détresse ? Doit-on s’inquiéter de cette réalité qui vient faire principe, masquée derrière des pourcentages savamment distillés ?
J’aime à dire que l’une de nos compétences, en tant que psy, consiste à « nettoyer les notions ». En effet, le mésusage permanent des notions issues du savoir psy rend ses notions « sales » et il nous revient de les rendre « propres », enclines à délimiter une part de réel qui corresponde réellement à ce qu’elle est. Essayons-nous à cela avec la notion de détresse psychologique.
Le nouveau territoire sémantique de la détresse psychologique
En consultant mon manuel de psychopathologie d’étudiant (Guelfi et coll., 1897, Paris, PUF) nulle trace de la notion de détresse qui semble t’il a échappé à la volonté taxinomique des grands sémiologues de l’époque. Gageons alors que l’état du lien social depuis a favorisé l’émergence de cette notion qui n’avait pas d’utilité jusque-là puisque nous avions en magasin tout le spectre anxiodépressif, jusqu’à la mélancolie pour ses formes les plus graves. Si l’on compulse la bible nord américaine de la botanique psychiatrique, le DSM, la notion de détresse psychologique apparaît progressivement. Elle y est définie comme « la présence de symptômes anxieux et dépressifs, peu intenses ou passagers, […] qui peuvent être réactionnels à des situations éprouvantes et à des difficultés existentielles ». C’est ainsi que le chagrin consécutif au deuil, qui n’était pas assimilable à la dépression dans le DSM-III, a été considéré comme pathologique dans le DSM-IV si les symptômes persistaient au-delà de deux mois. Le DSM-V, lui, se débarrasse complètement de ce délai. Le territoire de la dépression va donc pouvoir continuer de s’étendre grâce à ce subtil prolongement qui finirait de tirer le fil du normal vers le pathologique.
La notion de détresse viendrait couvrir un nouveau territoire que les notions d’anxiété et de dépression, trop structurées ne parvenaient pas à définir. Pour comprendre cette subtile mécanique, la lecture du chapitre d’ouvrage consacré à la Détresse, rédigé par Axelle Van Lander (in, apport de la psychologie clinique aux soins palliatifs, paris, Erès, 2015, 57-66) est très éclairante. A l’auteure de nous expliquer que « le vécu des personnes atteintes de maladie létale échappe et doit échapper à la nosographie psychiatrique. Il ne relève d’aucune catégorie telle que définie par les manuels de classification nosographique en psychiatrie […] La détresse ressentie est adaptée à cette situation particulière du mourir. Le concept de détresse est donc nécessaire pour comprendre les manifestations psychiques générées par la maladie grave ». Comprenons donc que, plus qu’un trouble psychique, la détresse psychologique serait davantage une tentative d’adaptation forcée de notre vie psychique à un trouble existentiel auquel l’individu serait confronté.
À
La détresse psychologique serait en quelque sorte à la vie psychique ce que la douleur serait au corps, une sorte d’alerte qui vendrait indiquer que quelque chose est en train de se produire et qu’il faut stopper afin d’aller plus avant dans la destruction. La détresse psychologique serait donc un marqueur d’un ajustement en train de se produire et se rapprocherait en cela du phénomène du stress. La différence étant que le stress est une adaptation à une contrainte extérieure alors que la détresse serait une adaptation à une contrainte interne.
Nous n’avons donc pas affaire avec la Détresse psychologique à un trouble psychique comme la dépression ou l’anxiété peuvent l’être, depuis longtemps classifiés dans nos manuels. Nous trouvons une illustration de cela dans les tentatives de définition qui traduisent cet entre-deux. Peneault ( 1987) parle d’un «symptôme mesurable, signe évident d’ un problème de santé, mais qui ne peut à lui seul éclairer sur l’étiologie et la sévérité du problème spécifique auquel il se rattache ». Massé (2000) réfère plutôt à l’utilisation d’un langage spécifique pour définir les symptômes de la détresse. Ces symptômes sont propres à chacun et se regroupent sous les termes de dévalorisation, agressivité, irritabilité, anxiété/dépression et démotivation : « Un état de santé mentale exprimé à travers de discrètes manifestations cognitives, somatiques, émotives et comportementales ». Plus pragmatique, Jean-Pierre BRUN (2004) nous explique que « La détresse psychologique est un signe avant-coureur d’une fragilisation de l’individu et un indicateur précoce pour pouvoir intervenir sur la santé mentale. […] la détresse indique qu’il y a une fatigue qui s’installe tranquillement et que, si l’on ne fait rien, la situation risque de se détériorer ».
Nous voici alors dans une situation quelque peu ambivalente avec cette notion de Détresse qui ne dit pas clairement une pathologie, ni clairement un état de santé. La question est donc de savoir comment considérer cet état de la vie psychique. Soit comme une manifestation à conserver vivante et à accompagner parce qu’elle nous informe sur un dysfonctionnement, soit comme une gêne qu’il fait atténuer ou annuler. À l’image de la douleur que notre société post-moderne cherche à éradiquer en la plaçant sous le régime de l’insupportable, c’est à un traitement identique que nous destinerions la détresse psychologique. Non qu’il faille l’accepter, mais davantage se mettre à son chevet pour comprendre ce qu’elle nous dit d’un trouble plus profond dont elle ne serait qu’un indicateur. Se couper de la douleur comme de la détresse psychologique serait se couper d’un processus de régulation endogène et risquer d’abimer plus encore les enveloppes physiques et psychiques qui conditionnent la sécurité de notre rapport au monde.
s
Pour pousser plus loin encore ce parallèle, la détresse psychologique comme la détresse respiratoire serait le revers d’une médaille dont l’autre serait l’assistance. Assistance respiratoire pour l’une et l’autre. Faciliter la respiration pulmonaire pour celle-ci et psychologique pour celle-là. La notion de Détresse est donc le corolaire d’un appel à une aide sans laquelle respirer en autonomie ne serait plus possible. Il s’agit pour la dimension psychologique de cette détresse d’un appel à l’Autre, au lien, au social, au regard, à la reconnaissance, à la considération. En cela la notion de Détresse dit beaucoup de l’état du lien social, exacerbé en cette période de covid-19, mais déjà fracturé suivant des lignes de brisure qui n’ont fait que s’accentuer une fois la crise installée.
Nous voyons donc que la notion de Détresse revêt une valeur intéressante en psychologie tant que nous ne la réduisons pas à un trouble psychique identifié, classé et rangé dans nos manuels savants. Cela reviendrait à la traquer et l’annuler à grand renfort de moyens, notamment médicamenteux, dont la psychiatrie nord-américaine est si friande. La Détresse emprunterait alors le langage véhiculaire du business pharmaceutique et servirait à écouler quantité de produits visant à soulager les âmes. Il faudrait plutôt la considérer comme un témoin d’un ajustement psychique majeur, comme le signal d’un dysfonctionnement plus profond qui est à l’œuvre à l’ombre de notre existence. Mais cela nécessite de sortir de la posture fainéante du soulagement pour aller vers celle plus exigeante de l’accompagnement et de la compréhension. Une sorte d’herméneutique s’ouvre alors à la société. Déchiffrer, décoder, chercher la complexité en refusant l’évidence de la maladie. C’est aussi éviter de pathologiser ce qui ne doit pas l’être. C’est encore refuser de donner un prétexte à tous ceux qui trouveraient justification au trouble de leur existence à l’énoncé du diagnostic de Détresse psychologique comme cela peut être le cas, déjà, avec le trouble bipolaire. C’est enfin résister à la tentation de brandir la détresse pour convoquer de fait l’assistance comme si cette notion devait justifier le marché de l’aide et du soutien en le rendant légitime, par principe.
Le temps de la Détresse s’ouvre avec cette pandémie et son monitoring statistique. Gageons ensemble qu’elle ouvrira un espace de réflexion sur la santé mentale de manière générale si tant est nous résistons massivement à ce qu’elle garnisse les étagères déjà bien remplies de la taxinomie psychiatrique, placée là, dans l’ordre alphabétique, juste entre Dépression et Dysthimie.
Continuez la lecture de notre Webzine #perspectives -n°3
Retrouvez ci-dessous les articles de notre webzine (Arv. / Mai 2021).