Valeurs stratégiques et stratégie des valeurs
À l’époque ou la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) flanquée de la sacro-sainte Marque employeur, s’impose à toutes et tous, il est intéressant de se questionner sur la place qu’occupent les valeurs dans cette stratégie et l’impact qu’elles peuvent avoir sur la santé et le bien être de façon générale, et sur les émotions de façon bien spécifique.
De la bienveillance, encore de la bienveillance, toujours de la bienveillance...
Il semble bien y avoir des valeurs stratégiques comme si leur seul énoncé donnait un blanc-seing à l’entreprise dans sa capacité à agir librement et vertueusement au bénéfice du bien-être de ses salariés. Parmi celles-ci la bienveillance s’installe avec insistance en tête de liste comme pour montrer que chaque fois que l’on passe à l’acte dans l’entreprise, nous le faisons dans le respect de l’intégrité morale et physique des autres. Il y aurait donc des comportements bienveillants, des mots bienveillants, des décisions bienveillantes, des sanctions bienveillantes, des colères bienveillantes, etc … le tout étant d’agir dans l’idée du bien d’autrui.
Il en est de même pour le respect qui est en quelque sorte l’aïeul de la bienveillance qui s’est rendu compte un beau matin que son influence était dépassée et qu’il serait bon de laisser la place. Nous lisons encore sur les affiches en 4×5 dans les halls d’accueil des entreprises la valeur rattachée à la qualité ou encore l’innovation. Bref, l’étude sémantique des manifestes des entreprises se ramasse sur quelques valeurs que nous pourrions qualifier de stratégiques tant elles sont énoncées avec insistance.
Recourir à des valeurs stratégiques nous fait perdre de vue l’idée qu’il y aurait aussi une stratégie des valeurs. Cela signifie qu’elles sont à manier avec prudence et précision en ayant une connaissance pleine et entière de ce que les convoquer veut dire et peut engendrer. C’est dans une certaine conscience de cette stratégie, souvent erronée d’ailleurs, que les manifestes d’entreprises n’érigent pas le conflit, la colère, le conservatisme ou encore la détente comme valeurs sur lesquelles asseoir leurs organisations du travail. Or, nombre d’entre elles reposent sur ces principes dont la réputation n’a évidemment rien de ragoutant aux oreilles des salariés et encore moins à celles de futures recrues : « Vous savez que le conflit est notre valeur principale et que le conservatisme nous a permis de maintenir notre position dominante sur notre marché, et tout cela en cultivant un esprit de détente ? ».
Les effets inattendus de certaines valeurs
La vie d’un consultant en organisation du travail nous amène à nous balader dans de nombreuses entreprises dans lesquelles nous pouvons assez aisément ressentir la présence et les effets de certaines valeurs. Et il est assez facile pour nous de constater la présence/l’absence de certaines d’entre elles et d’en mesurer les effets sur les salariés. Un premier constat est qu’il n’y a rien de mécanique entre la présence d’une valeur et ce que l’on peut attendre qu’elle produise sur le corps social. Le schéma semble plus complexe qu’une simple relation de cause à effet qui laisserait entendre par exemple que les entreprises qui prônent la bienveillance et forment leurs managers à cette notion amélioreraient le climat général et augmenteraient le niveau de bien-être des salariés. Il existe nombre de variables intermédiaires et/ou parasites qui viennent contrarier l’évidente clarté de ces liens.
Le respect, la cordialité ou encore la bienveillance se retrouvent dans la manière d’accueillir les gens, les visiteurs, les nouveaux salariés, dans la manière de s’adresser la parole dans l’entreprise, dans la manière d’être disponible pour ses collègues ou encore dans la façon donc chacun va libeller ses mails. Il est parfois étonnant de parvenir à recréer la fiche signalétique des valeurs d’une entreprise rien qu’à la manière dont ses salariés nous parlent ou nous écrivent en commençant ou en terminant systématiquement leurs messages par les mêmes formules de politesse, toujours fort agréables nous devons en convenir.
Alors ne doutez pas que cela fonctionne et que la diffusion de ses valeurs positives finisse par infuser les conditions de travail, la communication ou encore les modalités du vivre ensemble. Mais avez-vous conscience que par certains aspects ces valeurs finissent par produire les effets inverses de ceux espérés ? C’est là que l’émotion vient jouer son rôle de parasite et ainsi troubler la douce économie des valeurs qui ne tendait, elle, qu’à prospérer à des hauts niveaux de bienveillance.
L’émotion empêchée
Allons droit au but et formulons ainsi notre hypothèse : l’excès et la rigidité de valeurs positives produit l’empêchement d’émotions premières dont l’expression est pourtant nécessaire au bon fonctionnement d’un collectif. Ainsi cette salariée qui a des contraintes horaires liées à la garde de ses enfants dont l’un d’entre eux nécessite des soins de rééducation orthophonique. Mère seule, elle s’arrange pour venir plus tôt et partir plus tôt et le négocie avec ses responsables. Il n’empêche qu’un après-midi il lui est demandé d’aller livrer un colis à l’autre bout de la ville, ce qu’elle fit stressée par l’horaire pour se rendre compte que l’information reçue était fausse et qu’elle devait finalement se rendre ailleurs et, ainsi, rater ses engagements personnels. C’est de la colère dont elle me parle pour qualifier son ressenti au sortir de cet épisode. Et lorsque je lui demande ce qu’elle en a partagé, à elle de me répondre « rien, je l’ai gardé pour moi ». Lorsque j’insiste sur les raisons de cette émotion empêchée, elle est claire : « chez nous ça ne se fait pas d’exprimer sa colère, on ne doit pas déborder du rang, rester cordial en toutes circonstances, ces sont les valeurs de notre entreprise ».
Je confirme avec elle que dans cette entreprise chaque rencontre est marquée par cette valeur. Il se dégage une cordialité de chaque instant, une disponibilité permanente comme si nous étions la personne la plus importante dans la journée de celui ou de celle qui nous accueille. Mais en nous donnant l’occasion de creuser plus avant les subtilités de cette organisation qui se délite par un fort taux d’absentéisme, nous constatons que nombre de salariés rapportent une charge émotionnelle excessivement élevée. Cela signifie que nombreux sont ceux qui sont obligés, pour faire équipe en quelque sorte, de jouer avec leurs émotions, les masquer, les travestir, les tenir silencieuses afin de ne pas rompre l’équilibre installé par l’application rigide des valeurs liées à la cordialité, la bienveillance et la disponibilité. Dans cette même entreprise, afin de ne pas froisser les un.es et les autres, des réunions s’organisent pour solliciter l’avis de chacun.e au prix d’un sentiment de surcharge généré par la surabondance de ces temps collectifs. Alors certes, personne n’est contrarié dans sa volonté d’être associé, mais nombreux sont les mécontents qui s’expriment en silence.
La vertu des émotions … de toutes les émotions
Est-ce que vous savez que l’expression des émotions négatives, autant voire plus que celles jugées comme étant positives, est une opportunité unique de réguler des relations et des collectifs de travail ? L’expression empêchée de la colère de la salariée que nous évoquions plus haut n’a pas permis de discuter la rupture du contrat moral qu’elle avait tissée avec ses responsables. De fait, c’est comme si ce contrat n’avait jamais existé et il lui sera alors difficile de s’y rapporter à l’avenir. Sa colère exprimée à bon escient aurait permis de faire reconnaître les conséquences et sans doute de donner à chacun l’occasion de se repositionner par rapport aux engagements initiaux.
Il en est de même dans le fonctionnement des collectifs de travail lorsque les silences viennent en lieu et place des discussions parfois houleuses lors desquelles chacun défend son point de vue. C’est souvent une fois la salle quittée que les mécontentements s’expriment et les conflits apparaissent dans des conciliabules d’occasion. Le responsable, quant à lui, n’aura rien entendu de cette énergie qui a préféré s’effacer au bénéfice de comportements qui se veulent souvent respectueux, là où le conflit et le désaccord n’ont guère de place. La conflictualité de surface, le désaccord argumenté, la colère adressée, sont autant de comportements ou d’émotions qui permettent à un groupe de ne pas rester sur des certitudes, de ne pas rester collé à une sorte de norme qu’incarnerait un responsable par exemple. Ces émotions jugées souvent négatives font surtout le lit d’innovations, de remises en question et participent de la professionnalisation des organisations.
En conclusion
Vous l’aurez compris au travers de ce court article, il existe une stratégie des valeurs qui nous impose de ne pas plaquer sur nos organisations celles, bienpensantes, qui nous sont livrées par les normes sociales au risque d’empêcher l’expression d’émotions utiles au fonctionnement d’un groupe. Partageons encore le fait que ces émotions empêchées vont continuer à travailler en sous-marin, vont chercher à s’extérioriser. Bien souvent c’est le corps qui sert d’interface à tout ce que nous ne pouvons / voulons pas exprimer naturellement. Ainsi, nombre d’entreprises connaissent des niveaux de douleurs physiques (dos, bras, cou, …), de troubles psychosomatiques (douleurs au ventre, maux de tête, troubles du sommeil, …) particulièrement élevés en dépit de métiers pourtant peu exposés à de fortes contraintes. Il s’agit là d’une conséquence de l’application rigide de valeurs positives qui perturbent la voie normale d’expression des émotions.
Regardons maintenant quelle entreprise osera parler de la colère, du conflit et des autres émotions mal-aimées et faire reposer sur elles, à côté de celles plus convenues, le socle de leurs valeurs ?
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